Sur le déluge qui n’est pas venu
Fin janvier le début février 1995 l’eau avait tellement monté dans les grands fleuves des Pays-Bas que deux cent mille personnes se sont enfuies ou ont été évacuées. Plus de cent mille vaches, deux cent mille porcs, plus de deux millions de poulets et près de cent mille moutons ont dû être transportés vers des régions situées à un niveau plus élevé.
L’eau est montée jusqu’à 16,68 mètres au-dessus du niveau NAP (niveau zéro d’Amsterdam), quinze centimètres de moins qu’en 1926, où l’on a noté la crue record du siècle. L’année précédente l’eau avait déjà atteint un niveau extrême. De plus, en 1995 les crues du Rhin et du Waal précédaient les débordements de la Meuse. Ces derniers n’ont rien d’exceptionnel car la Meuse est un fleuve à régime pluvial qui, s’il pleut suffisamment, s’étend à son lit majeur. La raison pour laquelle les crues de la Meuse font l’objet d’une attention aussi dramatique de la part de la presse ces derniers temps est que le fleuve est enfermé toujours plus loin et que les laisses – le domaine naturel du fleuve – sont devenues le territoire de la nouvelle expansion des villes et des villages. Car l’aménagement du territoire et la gestion du fleuve ne sont pas harmonisés aux Pays-Bas.
La crue de la Meuse provoqua ainsi une amorce d’information, avec comme conséquence le fait qu’en 1995 les Pays-Bas furent sous le pouvoir fascinant des crues pendant des journées entières. Des images de maison inondées dans la vallée de la Meuse, de villages inaccessibles, de réfugiés dans les églises. La tension nerveuse s’accrut ici et là. Lorsque l’eau finit par monter également dans les grands fleuves, une partie de la population perdit confiance. De ce fait, des milliers de gens s’étaient déjà enfuis avant l’ordre d’évacuation des autorités. L’un des donneurs d’ordre a ensuite défendu cette fuite de la manière suivante : « Si tout le monde s’en va, vous êtes obligé de mettre en scène quelque chose en tant qu’autorité, sinon vous perdez le contrôle ».
Le signal d’évacuation n’aurait d’ailleurs jamais été donné dans la région des grands fleuves si un plan de lutte contre les catastrophes naturelles n’avait pas été établi dix jours auparavant dans la région de Nimègue – à peu près à l’endroit où le Rhin entre dans le pays. Il y est dit qu’en cas de niveau des eaux à 16,50 mètres, il faut évacuer la région. Le plan, dont seulement quelques personnes connaissaient les détails, provoqua de la confusion et des dissensions parmi les administrateurs et fonctionnaires de la région. L’un avait confiance dans les digues, l’autre pas. Des ingénieurs en hydraulique contestaient la manière rigide dont le seuil critique de 16,50 mètres était appliqué. Certains administrateurs de digues voyaient dans l’évacuation l’occasion d’activer enfin les projets de renforcement des digues. Le commissaire de la Reine ne disposait pas de connaissances topographiques suffisantes. De ce fait on évacua des villes comme Tiel et Zaltbommel qui auraient eu tout au plus vingt à trente centimètres d’eau en cas d’inondation. Il a fallu évacuer des villages sur des buttes, situés nettement au-dessus du seuil critique qu’on appelle aux Pays Bas le niveau zéro d’Amsterdam (NAP). La police confondit des noms de villages et somma les gens de partir. Des services publics firent des erreurs de pronostics concernant les niveaux de l’eau. Les syndicats des eaux, les communes, la province et le ministère des travaux publics et de la gestion des eaux, personne n’était d’accord. C’était pénible de voir à quel point chacun essayait de damer le pion à l’autre, comment des petites et grandes administrations en profitaient pour vider leurs querelles et essayaient de gagner la danse pour le pouvoir devant le front des médias. Au moment suprême, alors qu’un maire donnait de manière unilatérale l’ordre d’évacuation, l’autoroute électronique fut complètement encombrée. Les téléphones et les fax tombèrent en panne, le réseau des téléphones mobiles ne marchait plus, le réseau d’urgence était silencieux, et seul un léger bruissement sortait des talkie-walkie. Toutes les lignes vers et depuis le centre de coordination provincial se turent pendant une heure et demie. Et dehors des images du film « Le Weekend » – des bouchons de plusieurs kilomètres, constitués de voitures, sur lesquelles s’empilaient des canapés et des téléviseurs, appartenant à des gens qui fuyaient la région sinistrée mais qui étaient coincés sur des routes encombrées, dans l’obscurité et la boue du polder. Des familles passèrent des heures dans leurs véhicules parce que l’infrastructure n’était pas équipée pour un tel mouvement de masse. Si une digue s’était rompue à ce moment là, cela aurait vraiment été dangereux, ainsi que le réalisèrent par la suite les administrateurs. Alors que l’eau montait, la région des fleuves fut inondée par des centaines de journalistes du monde entier. Les autorités locales furent brusquement confrontées à un nouveau phénomène, celui de la télévision réalité et de l’information spectacle journalistique à la recherche d’un scoop. Avec une régularité retentissante on pouvait voir dans les salles de séjour du monde entier la disparition de ces basses terres au bord de la Mer du Nord. Il n’y avait pas de place pour les nuances. Ainsi naquit l’image de l’autorité pourchassée par le journaliste et du journaliste pourchassé par une chimère. Au bout de quatre journées palpitantes tout retourna au calme.
(Discours de Rudie van Meurs pendant un colloque à Orleans en face de l’eau des grands fleuves dans septembre 2006)